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De l'Homme au loups ...

 

L’Homme aux loups, c’est peut-être le cas comme tel. Cet article sert une véritable cabale aux exégètes des conceptualisations freudiennes. On y lit tout ou presque, jusqu'à la fixation de l’être du sujet dans sa lettre, si isolée soit-elle. Au passage, je signale que lors de mes premières rencontres avec les textes freudiens - la lecture de L’Homme au loups fut pour moi une sorte de révélation champollionesque - en effet, la métaphore du lecteur des hiéroglyphes n’est pas une métaphore comme en démontre sa lecture du chiffre V romain imageant le coït a tergo, les oreilles des loups et la position des aiguilles de l’heure de la scène primitive.

 

C’est aussi toute l’histoire de la psychanalyse qui se penchera sur ce cas, en cabinet, ou comme nous le faisons ici, mais c’est aussi le cas au sens où l’on dit “Celui-là, c’est un cas” - ce qui peut tout aussi bien dire “quelqu’un de malin”, psychiquement parlant.

Il y a dans ce texte de Freud et dans le maniement même de l’expérience, des contorsions, des rétorsions (dans le cadre), des retours théoriques, des explications où l’on voit bien à quelles gymnastiques Freud lui-même est conduit. Le style du développement du cas - entre datations et ré-interprétations après-coup - semble parfois ôter aux concepts leur propre limites, parmi eux, celui éminemment important dans ce texte, de la castration et de l’agent présumé de cette dernière : le père. Mais cela est aussi vrai finalement sur le plan structural où l’usage - c’est peut-être cette lubie de la phylogénétique chez Freud qui vient soutenir plusieurs repérages de structure dans le temps (hystérique/obsessionnel/pervers/paranoïaque). Le problème ici pour Freud - qui nous rappelle pourtant qu’il faut s’attacher à décrire les mécanismes psychiques et non les expliquer - est qu’il se trouve conduit à la nécessité de faire converger la structure et les symptômes.

La lecture en est donc difficile car l’écriture de cette convergence en est difficile.
Je m’attacherai à une série de remarques sur l’articulation générale du texte et de ces difficultés.

A lui tout seul, donc, ce diagnostic de névrose obsessionnelle, tel qu’il est affirmé avec la plus grande fermeté par Freud, m’apparaît au départ comme une étrangeté, comme circonscrit à la période œdipienne - il y a là une sorte de forçage dans la présentation de cette période même si Freud s’en explique longuement. Admettons. Freud localise donc l’Œdipe - dans une réinterprétation (première exégèse pourrait-on dire) - à partir d’une névrose séquellaire.

La position de Freud est que l’Œdipe est bien constitué chez L’Homme aux loups et cette position est pour lui sans équivoque. Que fait-il ? Peut-être rien d’autre que ce que nous avons tendance à faire nous-même parfois trop rapidement : le repérage de structure sur la base de signes mais surtout/pourtant ! d’images (les loups sont issus d’un livre d’images, les loups aux queues coupées, les chenilles, les bâtons de sucre d’orge en forme de serpents dépecés, même le V romain est une lettre-image). Si nous avions reçu le jeune Sergueï au Centre Psychanalytique de Consultations et de Traitements (CPCT) à ses 18 ans et dans l’état présumé où il se trouve devant Freud, je doute que notre attention se serait portée sur la localisation de l’Œdipe.

Néanmoins, ces signes apparaissent à Freud peut-être dès la première séance - c’est présent dans l’hésitation de Freud à prendre ce jeune Russe, Sergueï Pankejeff (SP), en analyse comme le montre la lettre à Ferenczi :

« Au total, je ne suis quand même qu’une machine à gagner de l’argent et je m’épuise au travail ces dernières semaines. Un jeune Russe riche, que j’ai pris à cause d’une passion amoureuse compulsive, m’a fait l’aveu, après la première séance, des transferts suivants : juif escroc, il aimerait me prendre par derrière et me chier sur la tête. À l’âge de six ans, le premier symptôme manifeste consistant en injures blasphématoires contre Dieu : porc, chien, etc... Quand il voyait trois tas de merde dans la rue, il se sentait mal à l’aise à cause de la Sainte Trinité et il en cherchait anxieusement un quatrième pour détruire l’évocation. »

S. Freud et S. Ferenczi, Correspondance 1908-1914

En effet, nous avons dans ce témoignage, dans une version concentrée, si j’ose dire, une trinité œdipienne… peu ragoûtante : le père (Freud), le fils (la merde comme produit) et la mère (SP lui-même féminisé). Il n’empêche que les blasphèmes (Au Saint-Père Freud) ne sont pas articulés seulement au retour du père dans la petite enfance puisque dès la première séance, il fait cet aveu à Freud. On peut d’ailleurs douter de la forme même de l’aveu : pas la moindre inhibition, ni substitution signifiante à l’œuvre. C’est L’Homme aux rats qui verbalise façon Schreber. Ce n’est pas qu’une indication puisque Freud lui-même évoque dès l’introduction Schreber et non L’Homme aux rats.

Concernant le repérage des blasphèmes dans l’enfance, cette fois, que constatons-nous ? Que c’est une forme réactive immédiate - comme à disposition. La substitution de la phobie dans l’enfance par la colère blasphématoire (dont l’essentiel est instillé par sa mère), est aussi subite que lorsqu’il s’en détache à l’occasion d’une rencontre avec un personnage qui détient lui aussi un savoir.

De plus, derrière le transfert déjà présent dans cet aveu blasphématoire, on ne pointe peut-être pas assez l’ironie pourtant patente. Mais c’est le propre des blasphèmes, et c’est sans doute ce qui oriente Freud la typicité du transfert négatif, alors qu’il s’agirait plutôt pour nous de mettre en avant une modalité de jouissance. Ici, la priorité donnée au symbolique voile l’objet (SP comme féminisé). Toute l’interprétation de Freud est minée par cette affaire de priorité.

Nous sommes convoqués à mettre en ordre selon une topologie dont il ne disposait pas, mais - et je dis cela pour les détracteurs contemporains du Freud de L’Homme aux loups - Freud avait peut-être l’intuition que quelque chose n’allait pas, ne serait-ce que par la forme même qu’il donne à son article, comme aux ajouts qu’il fera ultérieurement.

Pour le dire rapidement, on ne passe pas d’une phobie à une névrose obsessionnelle sans remaniement symbolique. Les discontinuités (Phobie/Névrose Obsessionnelle - Séduction/Dépression - Gentil/Méchant - Viril/Féminin) sont saisies par Freud comme des élément de preuve là où nous devrions, nous, nous arrêter. Car si Sergueï passe de l’un l’autre, c’est parce sa phobie et sa névrose obsessionnelle, c’est du “Canada dry” - un emprunt du type dans la structure. Rappelons encore que les phénomènes phobiques se produisent à l’endroit d’images. Image du loup debout/dressé. Est-ce une fonction pour SP, une limitation de l’angoisse - un pare-angoisse - un signal - ou plus simplement une peur bleue ? Ou la même image peut être marquée d’un plus ou d’un moins ?

Ensuite, il y a cette interrogation que l’on suppose tout le long du texte et spécialement concernant la castration, c’est de savoir, pour Freud, si oui ou non il y a castration. Pour nous, la castration est de fait si nous avons une névrose. Or, l’affirmation, presque péremptoire que tous les psychiatres se sont trompés avant lui, et que c’est clairement une névrose obsessionnelle, laisse supposer qu’elle y est de façon catégorique. Ou est la priorité, que SP ait rencontré la castration et qu’il l’ait rejetée ou la trace qu’il l’a tout de même reconnue ?

Freud trouve la trace de la castration, sous une forme redoublée de la reconnaissance de celle-ci par SP et de son rejet. Ou plutôt du rejet immédiat de sa reconnaissance. Le terme reconnaissance pose problème, même si Freud le maintient énergiquement. Ne peut-on pas dire plutôt, non pas qu’il la reconnaît, mais qu’elle se re-présente à lui et que SP la rejette par un traitement spécifique. Ce traitement spécifique, c’est toute la symptomatologie de SP d’un côté, et le transfert à la psychanalyste que je dirai à la fois positif et négatif. C’est d’ailleurs ce qui donne au personnage cette particulière alternance, et non “ambivalence”, vis-à-vis des images du père tantôt châtré, tantôt angoissant, et de son rapport aux femmes, où SP apparaît conquérant, dans une pseudo virilité acquise à partir - nous le savons - de ce que Freud repère comme position perverse (fétichiste des derrières accroupis), puis singulièrement passif. Au passage, Agnès Aflalo dans son article L’Homme aux loups (revue Folie dans la civilisation), fera subir une torsion à la notion de pousse-à-la-femme en la décomposant dans une ternarité temporelle (pousse-à-la-femme, poussée-vers-la-femme, fuite-devant-la-femme) - soit identification imaginaire/excitation perverse (fétiche imaginaire)/castration imaginaire).

Ce que nous pourrions prendre pour une alternance de passivité et d’activité est plutôt le résultat d’une réactivité à une passivation fondamentale que Freud décèle dans ce qu’il appelle alors son homosexualité inconsciente. C’est, je crois là, dans la démonstration, ce qui maintient SP dans la névrose, pour Freud - c’est le forçage, selon moi et non l’idée que coexistent - c’est son mot - plusieurs courants où se succèdent plusieurs structures.

Quoi qu’il en soit, Freud s’en tient à cette coexistence des deux courants et on ne peut lui en tenir rigueur - c’est justement un effort de rigueur qui dément pour une part l’idée qu’il arrangerait les choses à sa sauce puisqu’il s’en tient à la seule description des mécanismes psychique et les accepte comme tels.

Le deuxième argument de la fonction qui est ici appelé pour faire tenir la névrose, c’est le père. Et les pères, nous en avons à la pelle. Parmi eux, il y a les castrateurs et les châtrés : le père tendre des premières années, le père de SP dont le retour provoquera le retournement de la phobie/en névrose obsessionnelle, le pauvre Christ (dont il s’agit pour SP de savoir si Dieu peut ou non le baiser), donc, le Père/Dieu de la Sainte Trinité de la conjuration blasphématoire, le tailleur dont il est toujours mécontent, Freud,, les médecins, les pseudo-guérisseurs, etc…
Ce rapport aux pères multiples est constant dans son observation. On est amené évidemment à se demander si c’est peut-être pour ça que Freud maintient la névrose obsessionnelle comme centrale.
L’image du père est en effet on ne peut plus prégnante mais la particularité de son lien aux pères, à travers la méchanceté envers eux mais qui n’est qu’un appel à la punition, cette une identification qui vire au choix d’objet. Et, une fois de plus, ces deux courants coexistent le long de sa vie. C’est la conclusion de Freud à l’issue de l’interprétation du rêve des loups « À partir du rêve, il était homosexuel dans l’inconscient, dans la névrose il était au niveau cannibalique, l’attitude masochiste antérieure restait prévalente ».

Pour le repérage de psychose, ordinairement, si nous passons par le nom du père et par le fait que le symbolique n’y est pas ordonné, nous le repérons par l’absence de traces - négativement.
Nous le faisons négativement en passant au peigne fin l’absence d’image idéalisée, de métaphore ou de lien dans l'énonciation - dans la cas contraire, c’est ce qui vient soit à la place de ce qui manque / le délire, les phénomènes élémentaires, etc... - soit ce qui résulte de l’effet de P0 sur Phi0, l’effet de l’élision du phallus et les conséquences catastrophiques du traitement par l’imaginaire du miroir - Dans le cas de L’Homme aux loups cela ne résout pas le problème, si l’on souhaite le tirer du côté psychotique.

Le cours de Jacques-Alain Miller datant de 85 est à cet égard enseignant. Le père y est isolé du repérage et J-M. Miller remarque plutôt que ce sont sur les conséquences de l’élision du phallus que se concentre Freud à travers le repérage des discontinuités dans le cas.

C’est dans ce travail que J-M. Miller reprend sérieusement cette question de Lacan à propos de la primauté du symbolique sur l’imaginaire et y tente d’articuler la primauté du rejet de la castration logiquement première comme dans la maniaco-dépressive - je cite le passage dans les Ecrits, p. 558 : « cet autre gouffre fut-il formé du simple effet dans l’imaginaire de l’appel vain fait dans le symbolique à la métaphore paternelle ? Où nous faut-il le concevoir comme produit au second degré par l’élision du phallus que le sujet ramènerait pour le résoudre à la béance mortifère du stade du miroir ? Assurément le lien cette fois génétique de ce stade avec la symbolisation de la mère en tant qu’elle est primordiale, ne saurait manquer pour motiver cette solution ».

C’est bien par le truchement de l’imaginaire que celui qui errera de congrès en congrès, tout au long de sa vie, son image de rêve à la main, trompe d’une certaine manière le Freud de l’Œdipe et nous pouvons relire ce cas, et mieux comprendre à quoi Freud était confronté. La multiplicité des ses usages de l'imaginaire chez L’Homme aux loups - les dé-nouages et renouages, les débranchements et rebranchements, son transfert à la psychanalyse et non seulement aux psychanalystes, font de ce cas une excellente entrée en matière pour ce que nous nommons la clinique continuiste. Encore une fois, le traitement même du récit freudien et de des difficultés auxquels il nous soumet, illustre de façon tout à fait enseignante la nécessité de maintenir le terme de psychose ordinaire.

Je renvoie à l’excellent article d’Augustin Menard, de 2010, sur la clinique continuiste. Il est d’un grand secours pour ce qui est du repérage des atypies structurelles concernant les diagnostics de l’hystérie, de la névrose obsessionnelle, de la phobie, de la perversion, de la paranoïa et de la maniaco-dépressive - en faisant prévaloir plutôt la forclusion généralisée, l’échec des structures d’emprunt, des bricolages comme de celui de la névrose obsessionnelle. Rien ne supplée en effet au capitonnage de la castration, et A. Menard y réfute la nomination imaginaire évoquant plutôt un tenant lieu de cette nomination. L’imaginaire - Image et Sens-Joui - (non borroméenement noué) et l’identification à l’image du loup sont le nom jouissance de Sergueï Pankejeff.

Mots-clés: phobie

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